La traversée du désert des Sunnites irakiens

*This article was translated into English by Naman Karl-Thomas Habtom and Ségolène Gence.

English version

De la chute de Bagdad en 2003 à la chute du Califat en 2017, du nationalisme arabe rêvant d’un Etat arabe unifié du Maroc à l’Irak à un référentiel forgé dans la sunnicité espérant une entité étatique sur une partie du territoire irakien, le parcours de la communauté sunnite, depuis l’occupation américaine du pays jusqu’à nos jours, prend forme dans un ensemble de paradoxes, de déplacements stratégiques et de transformations situationnelles de la perception de l’ennemi. C’est ce que nous allons mettre en lumière dans ce chapitre.

La chute

La chute de Bagdad, le 9 avril 2003, est un moment fondamental dans l’histoire politique de la communauté sunnite en Irak, parce qu’il met fin à 365 ans de domination politique des Sunnites en Irak, le pays des deux fleuves. L’occupation de Bagdad par les Américains en 2003 et l’arrivée de Paul Bremer dans le pays sont souvent comparées par les élites sunnites à l’occupation persane de Bagdad en 1623 et l’arrivée du Chah Abbas dans la ville d’Haroun ar-Rachid.[1] Connu pour sa violence extrême, le Chah Abbas organise à large échelle un génocide des Sunnites et passe par un nettoyage confessionnel total de Bagdad[2], mais grâce à une intervention des Ottomans, 15 ans plus tard, en 1638, les survivants de ce génocide reviennent et prennent le pouvoir politique pour une période qui se prolonge jusqu’en 2003, car l’occupation du pays en 1917 par les Britanniques ne fait que renforcer le pouvoir sunnite en Irak.

Certes, Paul Bremer n’organise pas personnellement le génocide des Sunnites, mais dans les faits il prépare les conditions objectives dans lesquelles les milices chiites, alliées des États-Unis d’Amérique en 2003, coordonnent la « dé-sunnification [3]» systématique du pays. Dès son arrivée à Bagdad en mai 2003, les deux décrets sur la dé-baathification[4] de l’Etat et la dissolution de l’armée sont signés et mis en œuvre.

En conséquence de leur application, plusieurs centaines de milliers de Sunnites, souvent des cadres bien formés, se trouvent en situation de chômage, sans revenus et livrés à eux-mêmes. En outre, Paul Bremer va par la suite livrer la gestion du pays principalement aux Chiites et de façon marginale aux Kurdes, les exclus d’hier qui n’acceptent aujourd’hui qu’une représentation sunnite symbolique au sein de l’Etat irakien.

Ces deux facteurs participent activement au développement et à la consolidation chez les Sunnites du sentiment que dans le nouvel Irak américain ils ne sont pas les bienvenus, comme s’ils étaient responsables des attentats du 11 septembre 2001 et comme s’ils devaient payer pour un crime qu’ils n’avaient pas commis. Le Parti Islamique, la branche irakienne des Frères Musulmans, le rival historique du Parti Baas avec qui il se dispute la base sociale sunnite, tente en vain de se présenter comme le porte-parole des Sunnites dans le nouvel Irak.[5] En effet, ces derniers choisissent de rejeter catégoriquement le système politique du nouvel Irak et de s’engager dans une résistance qui adopte la violence terroriste comme arme de combat.

Ainsi, des officiers de l’ancienne armée, des agents de l’ancien service de renseignement, des cadres dirigeants du Parti Baas, des fonctionnaires licenciés, des religieux portés par la vocation de la guerre sainte, des jeunes sans aucune perspective d’avenir, des tribus sans accès aux ressources financières de l’Etat s’engagent, au côté des djihadistes internationalistes arrivés récemment en Irak, dans des actions ultra violentes à la fois contre l’occupation américaine et contre les acteurs irakiens intégrés dans le système politique du nouvel Irak. Ainsi, en quelques mois, les provinces qui constituent le pays des Sunnites se transforment en un véritable territoire de guerre avec des victimes par milliers de tous les côtés. En 2003, 12 133 morts, 11 737 en 2004, 16 583 en 2005 et 29 526 en 2006.[6]

Attentats à la voiture piégée, attaques surprises, prises d’otage, opérations suicides… la résistance sunnite[7] frappe fortement le processus de reconstruction du nouvel Irak selon Paul Bremer, mais elle reste dans une impasse, sans aucune sortie possible, notamment depuis que les salafistes dijahdistes ont pris son contrôle et décide de ses orientations.

L’impasse

Au départ, la résistance ne se présente pas comme un mouvement homogène, coordonné par une direction unifiée autour d’une stratégie d’action étudiée pour un objectif collectivement partagé. Au contraire, la résistance est traversée par une hétérogénéité sociologiquement significative.

Tout d’abord, les oulémas traditionalistes sont regroupés autour de Harith al-Dhari (1941-2015), le chef du groupe des oulémas musulmans. Figure emblématique, Harith al-Dhari est considéré par la base sociale sunnite comme le symbole de la résistance, un patriote musulman et comme une référence religieuse de haut niveau.[8] En revanche, pour les élites chiites et kurdes, au pouvoir depuis 2003, il est la référence des mouvements terroristes en Irak, il incarne la figure du Mal et il est responsable de la mort de plusieurs milliers d’Irakiens. Dans les faits, Harith al-Dhari et son groupe très puissant dans l’ensemble du territoire sunnite encouragent, adoptent et accompagnent la résistance contre l’occupation, tout en refusant catégoriquement la guerre « fratricide » contre la communauté chiite. Caution éthique du djihad et garant des orientations de la lutte, Harith al-Dhari est également, entre 2003 et 2006, l’interlocuteur de certains pays de la communauté internationale, y compris la France, notamment pour la libération des personnes étrangères prises en otage par la résistance.

Au cours de cette même période (2003-2006), les Baasistes représentent également une catégorie sociale importante de la résistance contre le nouveau régime.[9] En 2003, Saddam Hussein lui-même incarne l’engagement des Baasistes dans la guérilla et tente en vain de fédérer autour de lui tous les résistants. Il multiplie les appels écrits et oraux pour se faire entendre, mais dans le nouvel Irak la cartographie sociale ne permet à aucun acteur d’avoir une audience, une allégeance, une appartenance nationale. C’est pourquoi, en dehors de la catégorie baasiste, aucun acteur ne considère Saddam Hussein, avant et après sa capture le 13 décembre 2003 ni même après sa pendaison le 30 décembre 2006[10], comme le référentiel de la résistance. Cependant, ce constat ne change en rien le fait que, par leur lutte armée, les Baasistes participent fortement à la déstabilisation de la présence américaine en Irak et de la reconstruction du système politique.

Les tribus, privées des privilèges accordés par l’Irak de Saddam Hussein[11], notamment après la guerre du Golfe, pour être récompensés de leur soutien infaillible au régime contre le soulèvement des provinces chiites dans le Sud et celles des Kurdes dans le Nord en 1991, forment une troisième catégorie d’acteurs constituant la base sociologique de la résistance. Structurées autour d’un corpus de valeurs tribales (honneur, dignité, allégeance, etc.) et enracinées dans l’histoire du pays, ces tribus lourdement armées prennent leur part dans le combat contre l’occupation. Il est vrai que les modes de comportement des soldats américains présents par milliers sur le sol irakien (torture portée à son extrême sur les prisonniers irakiens[12], humiliation des femmes, fouille des foyers avec des chiens, transgression volontaire des codes régissant la façon d’être des tribus) encouragent et motivent l’engagement de la société tribale dans la résistance.

Les salafistes djihadistes, qui en 2003 n’étaient qu’une petite minorité, deviennent rapidement une force de mobilisation hyper active contre les États-Unis d’Amérique en Irak, mais aussi contre le pouvoir chiite installé à Bagdad, désormais allié stratégique de Washington et paradoxalement de Téhéran. Malgré leur diversité ethnique (Arabes, Kurdes) et malgré leur diversité organisationnelle (djihadistes internationalistes et djihadistes nationalistes), les salafistes djihadistes s’imposent peu à peu sur la scène comme l’acteur ayant le monopole de la représentation de la résistance.[13]

Rejet de la formation du Gouvernement Provisoire Irakien, rejet des élections législatives, rejet de la Constitution, radicalisation de la violence au nom de la guerre sainte contre la nouvelle « croisade » des Américains et contre l’occupation de l’Irak par des apostats chiites et par des Kurdes… Pendant trois années difficiles, les Sunnites mènent une guerre sans issue au cours de laquelle ils perdent tout le sens du pragmatisme, de la rationalité, de l’intelligence politique qui pendant plusieurs siècles avait caractérisé l’identité de leur groupe. Au cours de cette guerre, ils perdent le soutien des puissances internationales, ils perdent l’accès aux ressources de l’Etat, leur territoire est totalement détruit, leur base sociale s’est drastiquement appauvrie et leur place au sein de l’Irak est régulièrement remise en cause.[14] C’est justement à ce moment si critique dans leur histoire qu’une partie importante des Sunnites se réveille et tente de sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent.

Le réveil

Le « réveil » est la qualification employée par les Sunnites eux-mêmes pour identifier leur prise de conscience de la « catastrophe » dans laquelle ils se trouvent. Le « réveil[15] » est ainsi un moment de prise de distance avec une réalité qui correspondait grosso modo au suicide collectif d’une communauté, de révision de ce qui n’avait pas fonctionné, de passage à des actions permettant de récupérer en partie ce qui a été perdu depuis l’occupation de 2003.

Forte de leur base sociale, de leur organisation hiérarchique et de leur historicité, les tribus sunnites coupent le lien avec une résistance dominée par les salafistes djihadistes de type Abou Moussab al-Zarqaoui et établissent une relation stratégique avec l’armée américaine. Suite à plusieurs séances de travail bilatéral, au cours desquelles sont abordées dans les détails les questions de l’armement, de l’intégration politique, du financement, de l’accompagnement et de l’entraînement, voici que naît le « Conseil du Réveil » des tribus sunnites, une force à la fois militaire et politique.[16]

En effet, les États-Unis d’Amérique s’engagent à fournir des armes aux milices sunnites de cette nouvelle organisation tribale, à financer la totalité de leur fonctionnement et à se porter garant de la réintégration des Sunnites au sein de l’Etat irakien.[17] Face à cet engagement américain, le Conseil du Réveil promet de s’investir dans la guerre d’éradication des djihadistes. Ce réveil des Sunnites nous rappelle celui des Chiites dans les années 1930, lorsqu’ils ont décidé d’abandonner la résistance contre les Britanniques et de s’intégrer à l’Etat irakien. La différence entre les deux événements, c’est que les Britanniques ont refusé la proposition des Chiites, ce qui a eu pour effet d’annihiler les chances de construire une nation irakienne, tandis que les Américains de 2006 ont saisi cette occasion de former une nation irakienne, sans pour autant réussir à le faire.

C’est un revirement radical : à partir de 2006, le pays des Sunnites devient un champ de bataille entre les milices du Réveil et les organisations djihadistes. Tout commence par la province d’al-Anbar, où la guerre fait plusieurs milliers de morts entre les deux camps antagonistes. Toutefois, la confrontation ne se réduit pas uniquement à Anbar, car les autres provinces sunnites sont rapidement envahies et dévastées par la guerre : des personnes sont égorgées, des individus sont collectivement enterrés, des villes et des villages sont détruits, la situation donne l’impression que tout est permis dans cette sale guerre.

En 2010, les milices du Réveil ont accompli leur mission : les organisations djihadistes sont considérablement affaiblies ; dans le pays des Sunnites, la situation sécuritaire s’améliore, les forces américaines sont relativement libérées du cauchemar du terrorisme. En revanche, la promesse de l’intégration des Sunnites à l’Etat irakien contrôlé par le chiite Nouri al-Maliki n’est absolument pas tenue par les États-Unis d’Amérique. Au contraire, aussitôt débarrassé des organisations djihadistes, le gouvernement irakien radicalise la politique de répression des Sunnites identifiés comme les ennemis du nouvel Irak : bombardement des villes, incendie des villages, siège des populations, déplacement forcé des Sunnites de Bagdad pour les remplacer par des Chiites, affichage des portraits des ayatollahs chiites iraniens au cœur des cités sunnites… Toutes les méthodes possibles sont utilisées.[18]

Ainsi, le gouvernement chiite, en refusant d’inclure ces hommes lourdement armés et expérimentés, prépare les conditions objectives de la remontée en puissance d’un djihadisme sunnite qui donnera naissance à l’organisation de l’Etat Islamique (Daech) et à la mise en place du califat en 2014. Ces milices du Réveil, déçues par le gouvernement irakien et par les États-Unis d’Amérique, vont s’intégrer dans la seule offre disponible sur le marché de la résistance, à savoir l’organisation de l’État Islamique.

Au cours de la même période, les grandes figures sunnites ont été chassées de l’Irak et certaines parmi elles ont été condamnées à mort. Le parcours de Tariq al-Hashimi en est un exemple. Frère musulman, Hashimi intègre dès 2003 le processus politique et devient vice-président de la République irakienne (2006-2012). En décembre 2011, le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki fait de lui un acteur terroriste au sommet de l’État et émet contre lui un mandat d’arrêt international. Ainsi exclu du gouvernement et chassé de son pays, Hashimi, un des acteurs les plus modérés parmi les Sunnites, passe sa vie en exil entre le Qatar et la Turquie.[19]

C’est dans ce contexte que l’exclusion, voire l’humiliation, incontestablement collective, des Sunnites arrive à un niveau si alarmant que certaines catégories sociales voient l’Organisation de l’État Islamique (Daech) comme l’expression de la conscience collective des Sunnites en Irak.[20]

Le Califat

En effet, les facteurs ayant élaboré les conditions de la naissance du Califat dans le pays des Sunnites[21] sont principalement le retrait américain de l’Irak en 2011 et les « positions paradoxales[22] »  qui ont grandement facilité l’accélération de l’oppression des Sunnites par les nouvelles élites chiites au pouvoir, ainsi que les stratégies ultra violentes adoptées par le gouvernement contre un mouvement de contestation sunnite civile qui a pris forme dans le contexte régional du printemps arabe entre 2011 et 2014.

En janvier 2014, la province d’al-Anbar, autrefois berceau du Conseil du Réveil des Sunnites, ouvre une grande porte aux djihadistes en leur laissant le contrôle de Falloujah, une des plus grandes villes de la province ! Par ce geste, les Sunnites envoient un message fort au gouvernement chiite de Bagdad. Pris dans sa politique de dé-sunnification, le gouvernement de Nouri al-Maliki ne capte pas l’avertissement et ne prend pas la mesure de la gravité de cet événement.

Le 10 juin de la même année, Mossoul, la capitale sunnite d’Irak, tombe aux mains des djihadistes.[23] L’armée irakienne se réfugie au Kurdistan irakien. Nouri al-Maliki, alors Premier Ministre, demande au Président du Gouvernement Régional du Kurdistan d’envoyer les forces spéciales de l’armée kurde (peshmergas) pour protéger la ville pétrolière de Kirkuk afin d’éviter son contrôle par les djihadistes. Le 29 juin 2014, l’organisation de l’Etat Islamique restaure le Califat[24] et désigne Ibrahim Awwad Ibrahim Ali al-Badri al-Samarrayi connu sous le nom d’Abou Bakr al-Baghdadi comme Calife des musulmans.

Né en 1970 à Sammarra, dans une famille sunnite pratiquante, Ibrahim quitte sa ville natale à l’âge de 18 ans pour s’installer à Bagdad et étudier les sciences islamiques à l’Université. Il obtient son doctorat en l’an 2000 et, pendant 14 ans, il va vivre dans une petite chambre de la mosquée dans laquelle il était imam et prêcheur de la prière collective du vendredi. Amateur de football, le jeune Ibrahim forme une équipe avec les jeunes de sa mosquée et en devient lui-même le capitaine. En 2004, il adhère à l’organisation Tawhid wel Djihad créée par al-Zarqaoui et devient un de ses cadres dirigeants. En février 2004, il est arrêté et incarcéré par l’armée américaine. Dans sa prison, il reprend sa fonction d’imam et conduit les prières collectives, il transforme la prison en une école d’éducation djihadiste.

Libéré en décembre de la même année, il reprend ses actions djihadistes sous la direction d’al-Zarqaoui jusqu’à la mort de ce dernier en 2006. Par la suite, il poursuit son engagement dans le groupe djihadiste sous la direction d’Abou Hamza al-Mouhajer, le successeur d’al-Zarqaoui. La même année, Abou Hamza al-Mouhajer change le nom de son groupe pour annoncer la naissance d’une nouvelle organisation : l’État islamique en Irak.

Fort de son érudition religieuse, Abou Bakr al-Baghdadi est désigné responsable de ce qui est l’équivalent du ministère de la Justice et de l’Organisation. Il est également choisi comme membre de la Direction générale de l’Organisation. En 2010, Abou Hamza al-Mouhajer est également assassiné par l’armée américaine et sa disparition de la scène djihadiste est l’opportunité qui facilite la montée en puissance d’al-Baghdadi, car la même année il est choisi comme émir par la Direction générale de l’Organisation. Ainsi, il devient le chef des djihadistes d’al-Qaida en Irak.

En 2011, il donne l’ordre à l’un de ses cadres syriens, Abou Mohammed al-Joulani, de fonder la branche syrienne de son organisation. Joulani, né en 1984, exécute l’ordre et annonce la naissance du « Front al-Nosra ». Ainsi, son organisation devient « l’État islamique en Irak et au Levant » (EIIL). Toutefois, des désaccords sur les stratégies de lutte apparaissent prématurément entre les deux djihadistes. Joulani souhaitait coopérer avec toutes les organisations sunnites en guerre contre le régime de Bachar al-Assad. Or, al-Baghdadi refusait catégoriquement toutes les actions communes avec les opposants du régime baasiste et voulaient à lui seul dominer la scène syro-irakienne. Le chef international d’al-Qaida demande à al-Baghdadi de respecter l’indépendance de sa branche syrienne. Ce dernier donne une réponse négative et prend de la distance avec al-Qaida. De ce fait, les deux branches se séparent brutalement et plusieurs confrontations militaires inter-djihadistes ont lieu.[25] Cependant, le 10 juin 2014, avec la chute de Mossoul, les rapports de force changent en faveur d’al-Baghdadi qui devient le Calife des Musulmans dès le 29 juin 2014. Le 27 octobre 2019, à l’âge de 48 ans, al-Baghdadi est assassiné en Syrie par l’armée américaine.

Aussitôt le Califat instauré, les Sunnites comprennent qu’ils sont pris en étau entre le règne d’un gouvernement chiite exerçant l’exclusion systématique, le déplacement collectif et l’extermination structurelle dans certaines zones et le règne du Califat des djihadistes qui font de leur pays la plus grande boucherie au monde[26] : journalistes égorgés, femmes lapidées, enfants convertis en bombes humaines, ouverture de marchés aux esclaves, massacre des minorités, déploiement des interdictions sociales et culturelles, déclaration de guerre contre le monde entier… Le Califat devient un cauchemar inouï pour les Sunnites.

De plus, entre 2014 et 2017, la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis d’Amérique contre le Califat de Daech[27] largue des milliers de bombes sur les villes et villages sunnites où les djihadistes ont construit leurs camps militaires, leurs fronts de combat et le règne de leur utopie. Tout ce qui n’a pas été détruit entre 2003 et 2014 dans la résistance contre l’occupation ou la guerre confessionnelle qui a suivi a été anéanti par les bombes hyper modernes de la coalition internationale contre le terrorisme. Lorsque le 9 décembre 2017, Haïder al-Abadi, alors Premier ministre de l’Irak, annonce la victoire définitive contre le Califat de Daech, les forces spéciales antiterroristes entrent dans Mossoul et ne trouvent qu’un immense champ de ruines. En janvier 2018, la Banque mondiale évalue le coût total des destructions causées par la guerre contre Daech à 45,7 milliards de dollars[28] ! Or, en 2021, le chantier de reconstruction n’a même pas commencé.

La « sunnicité »

En sortant de la guerre de Daech, une large partie des élites sunnites, suite à une révision approfondie de leur stratégie d’action et du contexte dans lequel elles se trouvent, élaborent un nouveau discours sur l’urgence et la nécessité de la construction d’une entité fédérée pour les Sunnites, à l’instar de celle du Gouvernement Régional du Kurdistan. Ni Chiites ni Daech, ces élites ont la volonté de trouver une nouvelle alternative qui leur permettrait d’entrer dans le nouvel Irak par une autre porte, à savoir le fédéralisme[29].

Cette révision de ce qui s’est passé et l’élaboration du projet d’une entité autour de la « sunnicité » convergent avec une réflexion sérieuse au sein des cercles décisionnels à Washington sur le changement de la politique irakienne des Etats-Unis d’Amérique. Depuis 2003, l’unité territoriale de l’Irak forme le principe fondateur des stratégies américaines dans le pays. C’est au nom de ce principe qu’en 2017, lorsque les Kurdes organisent le référendum de l’indépendance du Kurdistan, Washington, en coopération totale avec les milices chiites, punit un président Barzani considéré comme son allié historique[30]. Mais il est fort probable que cet épisode soit déjà derrière eux, car les Américains eux-mêmes commencent à s’interroger sur la nécessité de la création d’une entité autonome pour les Sunnites.

L’assassinat de Qassem Soleimani et d’Abou Mahdi al-Mouhandis le 3 janvier 2020 et l’adoption par les députés chiites le 5 janvier 2020 d’une résolution demandant à l’exécutif irakien la révision sur l’accord militaire qui le lie avec les États-Unis, en vue du départ des troupes américaines[31], ont renforcé de manière inédite les partisans de l’entité sunnite au sein de l’administration américaine. Cependant, cela ne signifie nullement que les défenseurs d’un Irak uni sous le contrôle d’un gouvernement pro-américain ont disparu. Au contraire, l’arrivée au pouvoir en mai 2020 de Moustafa al-Kadhimi, un Chiite considéré comme pro-américain, est la preuve que le projet ambitieux de l’entité sunnite pourrait avoir des adversaires à Washington. Pour les États-Unis d’Amérique, l’Irak est important tant qu’il peut être instrumentalisé comme une base fondamentale contre la République Islamique de l’Iran, mais, si Washington est convaincu définitivement que ce pays est transformé en un domaine exclusif de l’Iran, dans ce cas toutes les options sont envisageables, notamment la partition.

Ainsi, le rejet de la domination iranienne en Irak est la problématique sur laquelle les Sunnites et les Américains, les ennemis d’hier et les alliés d’aujourd’hui, peuvent trouver un accord stratégique. Dans cette relation, il y a certes une puissance internationale qui dispose de leviers considérables et qui peut s’imposer militairement, économiquement et diplomatiquement, mais il y a également une communauté qui est en rupture totale avec « ses frères » chiites et qui se trouve dans une impasse sans aucune perspective de conciliation nationale ou d’élaboration d’un contrat, d’un pacte, d’un référentiel fédérateur. De fait, cette communauté qui s’est fortement opposée à l’occupation de l’Irak en 2003 et qui s’est engagée dans la résistance contre les Américains se trouve aujourd’hui dans une coopération très active avec ces derniers, qui sont considérés comme des « sauveurs » face à une République Islamique de l’Iran identifiée comme la source du malheur des Sunnites. 

Il est donc totalement erroné de dire que le projet d’une entité territoriale basée sur la « sunnicité » est purement américain et non sunnite. La caution et l’engagement des Émirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite dans l’élaboration du projet met en évidence la complexité de ce que certains pourraient présenter uniquement comme un « plan » américain. Dans les faits, il est peu probable qu’on puisse comprendre ce qui est en cours de construction sans prendre en compte les conditions locales qui entrent en interaction avec les conditions régionales et internationales.

Peut-on imaginer un consensus sunnite sur un tel projet ? Comme les Chiites et les Kurdes, la communauté sunnite est également traversée par des catégories d’acteurs appartenant à différentes idéologies, différentes structurations sociales et différents positionnements géopolitiques à l’échelle régionale et internationale, ce qui empêche le consensus autour d’un programme, d’un projet ou même d’une référence. Nationalisme arabe, nationalisme irakien, tribalisme, islamisme, djihadisme, nouvelle génération sans idéologie, pro-Turcs, pro-Saoudiens et même pro-Iraniens… La pluralité des Sunnites est un phénomène concret reflétant la réalité d’un groupe à la recherche d’une place lui permettant de sortir de la situation d’oppression dans laquelle il se trouve depuis 2003. Cependant, l’accompagnement militaire et politique américain, le financement émirati et l’engagement des acteurs majeurs de la communauté sunnite, tel Mohamed Al-Halboussi, le président actuel de l’Assemblée Nationale, et ses partenaires, pourraient donner une forte impulsion à l’émergence de cette entité sunnite, qui provoque déjà, à ce stade, la rage des pro-Iraniens au pouvoir à Bagdad.[32]

[1] Hassan al-Alawi, Les Chiites et l’État-nation en Irak, 1914-1990, en arabe, Edition Dar as-saqafa li at-tibaa wn-nashr, Qom, Iran, 1990, p. 45.
[2] Abbas al-Azzawi, L’Histoire de l’Irak entre deux occupations, en arabe, Edition Bagdad, 1935, vol. 4, p. 144.
[3] Abdel Nasser al-Mahdawi, « Le génocide des Sunnites arabes », en langue arabe, New Iraq Center, le 25 juillet 2017. http://www.newiraqcenter.com/.
[4] Harith Al Dabbagh, « La débaathification en Irak : justice transitionnelle ou simple vengeance ? », in Revue Québécoise de droit international, volume 27-1, 2014, pp. 31-60 ; https://www.persee.fr/doc/rqdi_0828-
[5] Khamis Daham, Le parti islamique irakien, en arabe, Revue al-Adab, publication de l’Université de Bagdad, n° 5, 2013.
[6] Pour plus de détails par an, par mois et même par ville, voir le site du collectif disponible à la fois en arabe et en anglais : https://www.iraqbodycount.org/database/
[7] Peter Harling , « Les dynamiques du conflit irakien », Critique internationale, 2007/1 (no 34), p. 29-43. DOI : 10.3917/crii.034.0029. URL : https://www.cairn-int.info/revue-critique-internationale-2007-1-page-29.htm
[8] « Qui est Harith al-Dhari ? », en arabe, Noon Post, le mars 2015. https://www.noonpost.com/content/5808
[9] « Bass : cinquième année de l’occupation sera l’année de la victoire de la résistance », en arabe, al-Quds al-Arabi, le 23 mars 2007. https://www.alquds.co.uk/ 
[10] Violaine Roussel, « Chronologie. L’intervention américaine en Irak en quelques dates clés », dans : , Art vs war. Les artistes américains contre la guerre en Irak, sous la direction de Roussel Violaine. Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2011, p. 10-12. URL : https://www.cairn-int.info/art-vs-war–9782724611946-page-10.htm
[11] Baram Amatzia, « Irak, le registre tribal », Outre-Terre, 2006/1 (no 14), p. 159-168. DOI : 10.3917/oute.014.0159. URL : https://www.cairn-int.info/revue-outre-terre1-2006-1-page-159.htm
[12] Abigail Solomon-Godeau, « Torture à Abou Ghraib : les médias et leur dehors », Multitudes, 2007/1 (no 28), p. 211-223. DOI : 10.3917/mult.028.0211. URL : https://www.cairn-int.info/revue-multitudes-2007-1-page-211.htm
[13] Mathieu Guidère, « L’Irak ou la terre promise des jihadistes », Critique internationale, 2007/1 (no 34), p. 45-60. DOI : 10.3917/crii.034.0045. URL : https://www.cairn-int.info/revue-critique-internationale-2007-1-page-45.htm
[14] Harith Hasan al-Qarawee, « Iraq’s Sectarian Crisis – A Legacy of Exclusion », Carnegie, le 23 avril 2014. https://carnegie-mec.org/2014/04/23/iraq-s-sectarian-crisis-legacy-of-exclusion-pub-55372
[15] Richard A. Oppel, « Iraq Takes Aim at U.S. – Tied Sunni Groups’ Leaders », The New York Times, le 21 août 2008 : https://www.nytimes.com/2008/08/22/world/middleeast/22sunni.html?_r=1&hp=&oref=slogin&pagewanted=print
[16] Michal Harari, « Uncertain Future for the Sons of Iraq », Institute for the Study of War, le 3 août 2008 : http://www.understandingwar.org/sites/default/files/Backgrounder_SonsofIraq_0.pdf
[17] Ibrahim Wali, « Communiqué de la Marjaia chiite au Roi Ghazi », en arabe, Azzaman, Bagdad, le 15 juin 2019.
[18] Adel Bakawan, L’impossible Etat irakien, Éditions l’Harmattan, 2019, p. 110.
[19] « Iraq VP Tariq al-Hashemi sentenced to death », BBC, le 9 septembre 2012.
[20] Voir Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech, op. cit., surtout le chapitre sur « L’irruption de l’État islamique ».
[21] Taillat Stéphane, « « L’impuissance de la puissance » ? : Une approche sociologique de la contre-insurrection américaine en Irak », Politique américaine, 2012/1 (N° 19), p. 27-48. DOI : 10.3917/polam.019.0027. URL : https://www.cairn-int.info/revue-politique-americaine-2012-1-page-27.htm
[22] « Éditorial », Politique étrangère, 2020/1 (Printemps), p. 5-8. DOI : 10.3917/pe.201.0005. URL : https://www.cairn-int.info/revue-politique-etrangere-2020-1-page-5.htm
[23] Roussel Cyril, « Nettoyage ethnique, déplacements de population et repeuplement dans le gouvernorat de Ninive (Mossoul, Nord-Irak) », Outre-Terre, 2015/3 (n° 44), p. 250-262. DOI : 10.3917/oute1.044.0250. URL : https://www.cairn-int.info/revue-outre-terre2-2015-3-page-250.htm
[24] Benkheira Mohammed Hocine donne une explication pertinente des concepts de « Califat » chez les Sunnites et « Imamat » chez les Chiites. Le terme Khâlifa (« calife » en français) désigne celui qui prend la place d’un autre, un successeur, en un sens non nécessairement institutionnel ou politique, Imâm met l’accent sur la fonction de direction. Mohammed Hocine Benkheira, « Califat et Imâmat », in Mohammad Alidir Ami-Moezz., Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007, p. 145.
[25] Al-HAHMI Hosham, L’Univers de Daech : de sa genèse à l’annonce du Califat, en langue arabe, Londres, éditions Dar al-Hikma, 2015.
[26] Hélène Sallon, L’État islamique de Mossoul. Histoire d’une entreprise totalitaire, Éditions La Découverte, Paris, 2018.
[27] Mongin Olivier, « « Qui est l’ennemi ? » », Esprit, 2016/1 (Janvier), p. 18-21. DOI : 10.3917/espri.1601.0018. URL : https://www.cairn-int.info/revue-esprit-2016-1-page-18.htm
[28] Banque mondiale, Iraq : Reconstruction & Investment. Part 2 : Damage and Needs Assessment of Affected Governorates, janvier 2018.
[29] Suadad al-Salhy, « Les États-Unis cherchent à créer un État sunnite pour contrer le déclin de leur influence », Middle East Eye, le 24 janvier 2020. https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/irak-les-etats-unis-cherchent-creer-un-etat-sunnite-pour-contrer-le-declin-de-leur
[30] Bakawan Adel, « Le Kurdistan irakien : un État dans l’État ! », Maghreb – Machrek, 2019/3 (n°241), p. 5-15. DOI : 10.3917/machr.241.0005. URL : https://www.cairn-int.info/revue-maghreb-machrek-2019-3-page-5.htm
[31] Pierre Cochez, « Le Parlement irakien demande l’expulsion des troupes étrangères », La Croix, le 5 janvier 2020.
[32] Abdoul Kader al-Janabi, « L’idée d’une entité sunnite revient en Irak », Raseef, le 17 juin 2020. https://raseef22.net/

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2 July 2022

“Economics and Rebuilding in the Middle East and North Africa” showcases articles about the various ways of conceiving the region’s economies as well as reconstruction.